La Leocadia, un cuento de Raúl Herrero traducido al francés

La Leocadia, de Goya. Óleo sobre muro trasladado a lienzo. 1819-1823



En el marco del «Máster en Traducción Literaria 2007-2008» organizado por el Departamento de Traducción e Interpretación de la Universidad de Alicante se tradujeron al francés algunos cuentos del libro de relatos de Raúl Herrero Así se cuece a un hombre



La Leocadia, de Raúl Herrero

Au risque que cela vous semble être une plaisanterie, ou peut-être une fiction propre d’un esprit déséquilibré, ce qui est sûr, c’est qu’il existe des lieux où l’individu est obligé de réaliser une tâche, ingrate en règle générale, en échange d’argent, et de partager une série d’heures avec d’autres personnes vivant dans des circonstances identiques, normalement semblables jour après jour, sans même tenir compte de leurs degrés d’affinité. Quel parfait manque de tact !
Elle et lui se trouvaient dans cette incohérente situation, même si dans leur cas il existait une entente mutuelle. Pendant les succincts instants libres que leur procuraient les archives, les fichiers et les rapports, ils développaient d’incandescentes réunions et des divagations prolongées. Fréquemment ils échangeaient des propos sur la mort, l’éthérée, l’immortalité de l’âme, les expériences qui nous renvoient à un monde de sensations aux limites de la vie.
Entre eux s’était créée une complicité que seule la délinquance ou la tension d’amour est capable de générer ; peut-être que l’adjectif « bizarre » est celui qui peut la définir au mieux. Sa voix à elle s’agitait avec la grâce d’un poisson-écureuil défilant dans l’air, respirant de l’oxygène les branchies grandes ouvertes tout en prenant de l’eau pour le fond de ses poumons de plumule. Cette voix lui rappelait la cadence somptueuse, sinueuse et soyeuse de Blossom Dearie. Il aimait l’écouter car elle employait un ton et des pauses créant des mélodies uniques ; elle semblait s’approprier de la danse du mot, elle ne cessait jamais de prononcer ne serait-ce qu’une seule syllabe.
Pendant le déjeuner, elle, dégageait une certaine inquiétude. Elle tenta de retoucher son maquillage à l’aide d’un petit miroir qui lui échappa des mains et se brisa en mille morceaux sur le plancher. Elle voulut dessiner une silhouette réjouissante sur sa serviette en papier, mais elle finit par profiler un homme-monstre semblable à ceux des peintures noires de Goya. Les personnages non fantastiques qui participent à ces tableaux se révèlent transfigurés en masques affreux, ils suintent une médiocrité qui émerge de leur peau. Les confrères du Pèlerinage à l’ermitage de San Isidro transpirent une gaieté proche de l’idiotie ; les deux vieillards qui mangent sont dépourvus de la dignité de l’âge, l’impuissance les a lesté et poussé jusqu’à l’iniquité. En général, il s’agit d’hommes qui, incapables d’apprendre d’eux-mêmes pour progresser, se sont laissés entraîner par la frustration pour se bourrer de mesquinerie et de tout ce qui peut être méprisable. Ceux qui ne tentent même pas de se perfectionner, on pourrait, à proprement parler, les qualifier de médiocres.
Arrivés à ce stade, elle, assaillie par les continuelles questions qu’il lui posait, finit par confesser qu’elle était atteinte d’une maladie avancée. Mais… la mort ? Sur elle, si pâle, si blanche, d’une peau si semblable à un pain au lait, à laquelle il ne restait plus qu’à montrer un sein pour égaler la Vierge et l’Enfant de Fouquet… Lui, désirait la voir le buste martyrisé par les plaies pour pouvoir s’occuper des soins, pour laisser ses mains se tacher de son sang, pour que l’infection le ravage également de la douloureuse trace de l’extinction.
Un après-midi pluvieux d’été, trempés d’un mélange d’eau et de sueur, ils se réfugièrent sous un porche. Elle regardait le ciel couvert par un énorme parapluie gris. Soudain elle lui annonça que, si suite à sa mort elle trouvait le moyen de communiquer avec lui, elle le ferait. Ainsi, elle interprèterait le rôle de héraut depuis l’au-delà, d’annonciatrice post mortem. Lui, tenta de l’en dissuader. Il préférait manquer de certitude, plus particulièrement quant aux révélations qui pourraient se faire depuis des terres empyrées. Le mauvais temps fit rapidement place à un soleil pléthorique, rempli de la grandeur propre de l’eau.
Lui, s’imaginait la mort comme un vieillard qui porte sur ses épaules un grand nombre de ballots de peaux humaines convenablement tannées. Après l’expiration, le vide ; après la fin, une porte fermée, scellée, menant à la réclusion sybaritique de la putréfaction.
Il rêvait d’elle. Il la voyait nue sur une mer de poulpes de sable. Des pêcheurs au visage couvert d’écailles et armés de crochets lui blessaient le ventre ; elle saignait et souriait, comme si la résignation lui évitait la douleur des blessures.
Lorsqu’ils marchaient ensembles, lui, faisait en sorte de ne pas lui voler d’air. Que peut-on faire face à quelqu’un proche de la mort ? Parfois il en faisait trop en essayant de lui faire plaisir ; en revanche il agissait de manière brusque s’il cherchait à se comporter de façon naturelle. Dans ses rêves, elle lui rendait visite ses dents à la main.
Avant de se faire hospitaliser pour la dernière fois, elle réitéra son intention. Elle lui parlait quasiment en silence, d’un murmure prolongé que plus tard il croirait réécouter juste avant de s’endormir. Dans ces propos aux syllabes détachées, elle lui répétait que, si réellement il existait un au-delà, si les morts pouvaient intervenir dans les actions des vivants, un jour elle le réveillerait : couverte de sa meilleure toilette pour lui décrire la fête d’outre-tombe.
Son état empira et lui se rendit à la clinique pendant de longues journées d’un été insoutenable. Elle mourut. Après sa dernière visite, il trébucha contre un chat mort au milieu de la rue. Les tripes de l’animal se desséchaient à cause du soleil ; une légion de mouches se rendit à l’inhumation, toutes vêtues de leur resplendissante carapace d’été.
Au fur et à mesure des années, il était convaincu qu’à n’importe quel moment, elle lui ferait part coûte que coûte d’un signe de la vie éternelle : une tasse bougeant toute seule, une voix au beau milieu de la nuit, un rêve dans lequel elle lui parlerait ; n’importe quel élément quotidien lui semblait imprégné d’un fascinant mystère.
Cependant, il perdit peu à peu la foi en cette lointaine possibilité. Il aurait préféré que sans aucune sorte de prudence, elle lui apparaisse tel un spectre effroyable le jour suivant son décès. Il souhaitait surtout la revoir, assister à l’ascension de son image.
Sa vie, il la vécut sans enthousiasme. Mais est-il juste d’employer ce mot lorsque l’existence est submergée dans cet imperceptible balancement qui procure une timide survie exempte de crises, de nouveautés et de conflits ? Si une conscience intelligente s’était présentée à lui pour lui demander : qu’es-tu devenu pendant ces trente dernières années ?, lui, aurait répondu par une liste confuse de circonstances tout à fait similaires à celles de son voisin, c’est-à-dire, un équivalent, rempli d’actions, à rien. Garder l’enthousiasme de l’existence requiert de fortes doses de bravoure, de manque de bon sens ou d’ignorance. Plus particulièrement lorsque les événements récoltent des fléaux afin de rendre plus difficile la récolte des fruits de l’effort.
Cela faisait trop longtemps qu’il n’était ni plus ni moins heureux, une inévitable sensation proche de l’apathie. Il se regardait dans le miroir et constatait, stupéfait, que son visage ressemblait chaque jour un peu plus à celui d’une langouste. La dégradation, qui ne cessa de l’effrayer durant les premières années, commença à lui sembler comique avec l’âge. Il écoutait fréquemment battre dans son cœur le cor de chasse de Siegfried.
Le tableau de Goya La Leocadia la lui rappelait. San doute à cause des dessins qu’elle ébauchait durant sa maladie à tout moment sur les rapports, les murs du bureau, sur n’importe quel papier. Pendant plusieurs années il trouva de petites bandes de papier, avec quelques-uns des coups de crayon qu’elle avait réalisés, dans les endroits les plus insoupçonnés des archives. La femme du tableau ne lui ressemblait en rien physiquement. Mais presque tous les dimanches, lui, se rendait au musée du Prado afin de la révérer et outrepasser, le regard dans le vide, le pesant et confus rideau du destin pour atteindre la connaissance de l’immortalité. Bien qu’il n’ait jamais parlé avec elle de Goya, ni des peintures noires, il évoquait un faux souvenir dans lequel il passait des heures à converser avec elle de cette peinture. A la surprise de sa famille, il fit encadrer et plaça dans son couloir une gravure de la toile. Depuis ce lieu, elle, d’une certaine manière, le protégeait, le surveillait, et lui, de la même façon, sentait qu’il lui ouvrait le chemin du retour au monde des vivants.
Les années, de leur lest de déboires, lui transformèrent la mémoire en une minuscule gorgée dans le gosier du souvenir. La vieillesse, de ses irrévérencieuses secousses, finit par l’aliter. Il percevait dans l’atmosphère l’odeur exotique du condamné. Lorsqu’il inspirait profondément, une fétidité de sang et de soir de la vie lui remontait dans la trachée, s’installait dans sa bouche et dans son nez, lui provoquait des nausées auxquelles il mettait un terme en vomissant généreusement. Il soupira, il ne savait pas si vers l’intérieur ou vers l’extérieur, ou s’il voulut soupirer. Ferma-t-il les yeux dans le dernier geste d’abandon ?
Il la vit au moment de l’éclat de lumière qui précède l’obscurité. Il la reconnut immédiatement ; les mêmes formes, les couleurs et la chaleur d’antan regagnèrent la palette des sens. Sur cette fange d’épais coups de pinceau qui était sa réalité, il réussit à distinguer, avant la fin, ses bras à elle dans une position triomphale. Il comprit alors qu’elle l’attendait depuis toujours en un lieu indéterminé, supérieur à l’horizon physique, qui seul peut être contemplé durant l’ultime seconde.


La Leocadia, nouvelle traduite par Adeline Voranger dans le cadre du Master en Traduction Littéraire 2007-2008 organisé par le Département de Traduction et d’Interprétation de l’Université d’Alicante
Révision: Daniel Gallego, Paola Masseau, Miguel Tolosa



Así se cuece a un hombre, de Raúl Herrero. Libros del Innombrable. Zaragoza: 2001. ISBN: 84-95399-24-5 
Prólogo de María Paz Moreno
Dibujos de Fernando S. M. Félez


Raúl Herrero maneja con igual soltura la reflexión, la ironía y el absurdo, enlazando magistralmente los acontecimientos de cada relato para tejer una tupida tela de araña que atrapa irremediablemente al lector. En este libro, ante el que no cabe la indiferencia, encontramos huellas perceptibles de autores como Julio Cortázar y Fernando Arrabal, pero también se hace inevitable recordar a Kafka y a Boris Vian, a Borges y a García Márquez. Sin duda estamos ante un autor que sigue la estela de los grandes escritores, lo cual es siempre un excelente punto de partida. Varios de estos relatos se mueven en el ámbito de lo surreal, rasgo éste de gran interés por ser poco frecuente en nuestra narrativa actual. Igualmente interesante resulta el particular tremendismo con que Raúl Herrero tiñe en algunas ocasiones sus narraciones, otorgando a la muerte, con sus luces y sus sombras, un papel predominante en el libro.

María Paz Moreno


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